Auteur : Philippe-Pierre Dornier
professeur ESSEC – Président Newton. Vaureal Consulting
Un niveau de profil hors normes
Prenons tout d’abord l’exemple des compagnies maritimes qui ont mené au cours des dix dernières années un mouvement de concentration intensif en se rachetant les unes les autres, au profit des quatre plus importantes aujourd’hui : Maersk, MSC, CMA CGM et Cosco. Les circonstances des deux dernières années et les dérèglements pandémiques leur font vivre une période d’Eldorado, comme jamais elles n’auraient pu l’espérer. Malgré les investissements importants pour adapter la motorisation de leurs navires aux nouvelles normes IMO anti-pollution, réduisant drastiquement leurs émissions en souffre, elles ont su générer un niveau de profit hors normes. Maersk, qui, il y a peu, était le premier armement maritime, a récemment été surpassé par MSC en termes de capacité conteneurs, et a réalisé en 2021 un chiffre d’affaires en progression de 55 % (54,4 milliards d’euros) avec un bénéfice de 15,8 milliards d’euros. CMA CGM n’est pas en reste. Son profit en 2021 a été de 18 milliards d’euros alors que son chiffre d’affaires en 2019 était encore de 26 milliards… et que les bénéfices cumulés de 2008 à 2018 ont été d’un milliard.
CMA CGM : l’intégration de la chaîne de valeur logistique
Mais que faire de cette manne inespérée ? Continuer la concentration du secteur est peu probable, celui-ci étant très largement oligopolistique. Les trois premières compagnies maritimes pèsent les deux tiers du trafic maritime mondial de conteneurs et l’organisation mise en place sous forme d’alliance n’améliore pas la situation concurrentielle. CMA CGM est membre de Ocean Alliance avec OOCL, China Cosco Shipping et Evergreen.
Les moyens financiers dont elle dispose étant ce qu’ils sont, CMA CGM conduit son évolution stratégique en quittant son rôle de tractionnaire maritime pour devenir un intégrateur supply chain. Elle est donc amenée à se diversifier vers d’autres métiers agissant sur la chaîne de flux. En schématisant, un porte-conteneurs CMA CGM en provenance de Chine contient, en nombre de conteneurs, 9 % de jouets, 19 % de pièces automobiles, 22 % de chaussures et de vêtements, 11 % de produits électroniques… Partant de ce constat, CMA CGM s’achemine vers une offre door-to-door, par grands secteurs, ajoutant à son métier de base l’ensemble des opérations avales sur lesquelles l’entreprise n’intervenait pas originellement.
Le chemin avait commencé à s’ouvrir en 2019 par l’acquisition du prestataire logistique Ceva. Puis est venue l’opportunité de l’acquisition de Gefco cette année. L’opérateur des chemins de fer russes RZD ne pouvait rester actionnaire de Gefco. CMA CGM a racheté ses 75 % et les 25 % qui restaient toujours entre les mains de Stellantis. Vu la part représentée sur ses portes conteneurs par les pièces automobiles (19 %) cette acquisition prend tout son sens pour proposer une maîtrise intégrée d’un flux de pièces automobiles mondial. Et dans le domaine du commerce électronique, pourquoi ne pas faire Amazon à l’envers… Avec sa filiale New Oxatis, entreprise de taille encore modeste (10 millions d’euros de CA), CMA CGM offre une place de marché aux entreprises pour distribuer leurs produits. Pour parfaire l’offre, CMA CGM a ainsi acquis (à 51 %) le spécialiste du dernier kilomètre, Colis Privé, auquel est venu s’ajouter la majeure partie des activités de l’Américain Ingram Micro (1,7 milliard d’euros de CA) dédiée à la prestation logistique dans le e-commerce. Ainsi, Ceva, par acquisitions successives, est en passe de devenir l’un des cinq premiers prestataires logistiques mondiaux.
La stratégie de CMA CGM est comparable à celle d’un traiteur qui, pour accroitre son offre de valeur et simplifier l’expertise client, achèterait des centres de réception pour organiser des mariages, des hôtels pour loger les invités, des salons du mariage pour inciter les gens à se marier… Stimuler quand cela est possible le marché le plus en amont possible et apporter une prestation « one stop shopping » en matière de logistique. C’est une stratégie risquée en termes de diversification pour deux raisons. Si la consommation venait à s’effondrer, c’est l’ensemble des métiers qui seraient touchés en même temps et qu’il faudrait pouvoir soutenir. Et le risque est réel de ne pouvoir se maintenir au meilleur niveau de compétitivité par rapport à des acteurs restés spécialistes d’un seul maillon de la chaîne.
DP World : d’opérateur portuaire à intégrateur logistique
L’intégration de la supply chain pour limiter la complexité des interfaces et accroître la valeur vendue aux clients, est la norme stratégique dans l’univers maritime. DP World a réalisé 10 milliards de dollars de CA en 2021, dont 45 % dans les opérations conteneurs. Entreprise dubaïote, avec un métier originel d’opérateur de terminaux portuaires, DP World s’affirme, elle aussi, comme un intégrateur de la supply chain. Elle est venue en quelques années déployer des solutions de transport routier (6 000 camions) et ferré desservant toute l’Europe, s’appuyant sur un réseau d’entrepôts et d’activités de prestations logistiques. Dans cette course, DP World a pris deux axes différenciateurs par rapport à la concurrence. Elle s’est spécialisée dans le développement concomitant de zones franches. Un moyen de se positionner le plus en amont possible sur les chaînes de valeur, à la racine du flux. Par ailleurs, elle a consenti des investissements technologiques très importants, mettant en place des terminaux portuaires complètement automatisés.
Le monde maritime est dans cette période bénie où l’argent coule à flot. Cela ouvre un espace de liberté important pour rendre possible des visions. Les autres secteurs de la logistique ont moins bénéficié de cette situation et, à leur détriment, ils voient l’univers maritime élargir son core business par l’intégration de la chaîne valeur au prix de multiples achats. La question est aujourd’hui d’amortir l’atterrissage, lorsque les prix du fret redeviendront plus sages. Les compagnies maritimes s’attachent dès maintenant à tenter de mettre en place, avec leurs principaux clients, des solutions leur garantissant une meilleure fiabilité – dans un cadre de prix maîtrisés – que celle connue depuis trois ans. Ainsi, au moment des crises qui ne manqueront pas de surgir, peut-être ne verra-t-on pas revendu ce qui est aujourd’hui acheté. Et espérons que le mot intégration prendra une forme qui permettra d’aller au-delà de l’empilement et de la juxtaposition.