Auteur : Philippe-Pierre Dornier
Professeur ESSEC – Président Newton.Vaureal Consulting
les supply chains mondiales se détraquent, le pétrole s’enflamme et l’inflation guette au coin du bois
Représentées par Gustav Klimt dans sa frise Beethoven à Vienne (2m de haut mais… 34m de long), elles sont trois sœurs qui terrorisent le genre humain. Méduse la plus connue, Stheno et Euryale. Elles empêchent l’accès au bonheur.
Klimt a placé également dans ce panneau Typhée, horrible gorille qui dans la mythologie grecque est le titan des tempêtes et des vents forts. Il porte en lui le chaos qui menace toute l’humanité.
Dans les mois à venir, c’est bien ce que les trois gorgones de l’économie, la désorganisation des supply chains mondiales, le pétrole « enflammé » et l’inflation embusquée, pourraient nous apporter en phase post COVID.
Chacun rêve de retrouver la liberté au plus tôt et une douce vie, comme « avant ». Vaccinations universelles, immunisation collective, appétit à consommer avec une épargne record des ménages, plans de relance gigantesques, toutes ces composantes contribuent à nourrir la patience nécessaire du moment et l’espoir d’un lendemain meilleur.
Ainsi l’enquête mensuelle de conjoncture des ménages français publié par l’INSEE le 30 mars 2021, indique « un solde d’opinion des ménages relatif à leur situation financière future gagne quatre points et passe au-dessus de sa moyenne de longue période. » De même « la confiance des ménages dans la situation économique rebondit légèrement ».
Mais….
Mais…, souvent la réalité s’impose telle qu’elle a décidé d’être et pas toujours comme on a espéré qu’elle serait. Les temps actuels nous le rappellent, nous aimerions vivre différemment. Une prise rapide de température révèle que nous sommes collectivement dans la croyance d’un futur proche radieux. Mais il y a loin entre la croyance et le fait réel.
Notre passé est embarrassé de tant de faits et d’émotions qu’il est souvent difficile de le dépeindre bien clairement. Notre futur est embrumé et nul ne le connait exactement. Et le présent, nous avons tendance à le regarder difficilement dans les yeux, car il n’est que rarement dans la bonne vibration du passé qui nous a structurés, et il est exceptionnellement en parfaite alignement avec le futur dont nous rêvons. Le présent est souvent discordant. Il est pénible…
Il nous faut déciller notre regard. Aujourd’hui, des signes, certes jamais certains dans leur réalisation, sont à observer tels qu’ils se présentent.
Les supply chains mondiales sont durablement désorganisés. Fin 2020, tous les feux étaient déjà au rouge. La conjonction de défaillance d’entreprise, de repli de certains outils de production pour servir prioritairement leur marché intérieur (Chine), la contraction de l’offre de transport de fret maritime et aérien d’abord par le confinement de 2020, et ensuite, pour par stratégie de raréfaction de l’offre par les grandes compagnies maritimes, ont bousculé totalement la fine mécanique de circulation des produits à l’échelle globale.
Aujourd’hui, le marché du transport de fret maritime reste à des niveaux jamais vus. Près de 7000 USD pour des conteneurs de 40’ sur le trade Asie/Europe. Des PSS (Peak Season Surcharge) imposées par les compagnies maritimes pouvant aller de 100 USD à 1000 USD par conteneur. Et malgré ces prix, cela ne résout pas la question de la disponibilité des conteneurs. Il n’y a pas de place sur les navires trop peu nombreux. Le Canal de Suez bloqué par l’Ever Given (armateur japonais Shoei Kisen, affrété par le taïwanais Evergreen) et qui a engendré le blocage de 400 navires, et des répercussions en cascades pour des semaines dans des ports (manque de conteneurs vides à remplir, engorgement des parcs à conteneur)….
En Inde, le gouvernement du Maharashtra en date du 04 avril 2021 vient de décréter un lockdown sur Mumbai, plus grand port à conteneur indien (Jawaharlal Nehru Port).
Le port du Havre constate également la situation du moment. Le Président du syndicat des transitaires du Havre explique comment, de son point de vue, les compagnies maritimes, CMA-CGM, Maersk, MSC,… abusent de la situation. » Les armateurs n’assurent plus aucun service de qualité. Il n’y a pas un seul bateau pour tenir un calendrier réel. Les navires arrivent sans aucun planning et il règne le plus grand désordre sur les terminaux » 5Interview Paris Normandie 9 avril 2021). En 2020, les résultats de CMA CGM sont positifs de 1,75 milliard de dollars, contre une perte de 229 millions de dollars en 2019. Maersk a multiplié par 6 son bénéfice net en 2020, à 2,9 milliards USD.
Maersk, première compagnie maritime mondiale, vient de diffuser un message pour informer ses partenaires commerciaux de son arrêt des bookings spot au moins sur le mois d’avril…
Dans l’industrie de luxe, Carier change le packaging de certains de ses produits pour densifier leur volume et ainsi améliorer les quantités envoyées par avion dont les taux de fret se sont également envolés.
L’acheminement beaucoup plus compliqué des matières premières nourrit ainsi l’envolée de leurs cours constatés depuis plusieurs mois. Et cette augmentation ne se chiffre pas en quelques pour cents, mais en quelques dizaines de pour cents. Les métaux comme les produits alimentaires sont tous ainsi concernés.
Les composants intermédiaires comme les produits finis sont à la peine également et déclenchent des pénuries comme rarement vues depuis bien longtemps : puces électroniques, filtres à air, acier pour les boîtes de conserve, tous les domaines sont pratiquement concernés. Les destinations sont maintenant en compétition logistique. Les producteurs de produits dérivés du pétrole au Moyen Orient sont devenus très difficiles et analyse sans concession les avantages et inconvénients des destinations clients en fonction des exigences supply chain. Des usines de transformation du pétrole situées au Moyen-Orient constatent que vendre en Europe coûte beaucoup plus cher car les porte-conteneurs venant d’Asie et transitant par le Golfe, sont déjà bien chargés. Vendre en Asie est plus simple car le transport Europe/Asie comporte beaucoup de conteneurs vides. De plus, les cahiers des charges européens sont bien plus complexes (livrer en sac, sur prise de rendez-vous, en flux tendus, …). En Asie, les acheteurs prennent un bateau complet de matière rendu port d’arrivée… La chaîne de distribution est beaucoup plus simple.
De nouvelles route-to-market sont à improviser par les entreprises malgré les PCA (Plans de Continuité d’Activité) établis qui, aucun, n’avait pu se baser dans leurs scénarios de dégradation d’activités sur celui que nous connaissons avec la COVID, par son ampleur et surtout par sa durée. Des stocks de précaution se constituent, quand c’est encore possible.
Le pétrole quant à lui a fait une remontée spectaculaire. Après l’effondrement des cours en 2020, sur le début de l’année 2021 il a repris 30%. La conjonction de la reprise en Asie et particulièrement en Chine, la vague de froid au Texas aux Etats-Unis, immobilisant la production, et la politique de production restreinte concertée entre la Russie et l’Arabie Saoudite sont les principaux facteurs explicatifs de cette situation. Le pétrole rentre dans une bonne partie des produits que nous consommons.
L’excellent Billet n°50 de la Banque de France « L’impact du prix du pétrole sur l’inflation en France et en zone euro » signé par Yannick Kalantzis et Jean-François Ouvrard explique :
« Une hausse de 10€ du prix du pétrole augmente les prix à la consommation de 0,4% en zone euro et en France. (…) Les mouvements du prix du pétrole sont transmis très vite à l’inflation via la composante énergie de l’indice des prix à la consommation harmonisé IPCH (environ 9% de l’indice total en France comme en zone euro). (…) Outre les effets directs et indirects, un troisième canal peut affecter l’inflation : celui des effets ‘de second tour’ menant à une hausse des salaires au travers de mécanismes d’indexation (cas du SMIC en France) ou via les négociations salariales, ce qui alimente en retour la hausse des prix.»
Prix du pétrole à la hausse, coût des supply chains à la hausse, stimuli de la demande par les Etats dans un contexte où l’offre n’arrive pas à suivre,… il n’est dès lors pas illégitime de se poser la question, plus que jamais de comment va se comporter l’inflation. L’inflation se définit comme un accroissement excessif des moyens de paiement hausse durable des prix à la consommation qui se traduit par une perte de pouvoir d’achat et une dépréciation de la monnaie. Son retour n’est donc pas toujours vu avec enthousiasme : elle entraîne une hausse des taux d’intérêt et restreint les investissements productifs et les investissements des ménages, en particulier dans le domaine immobilier. Nous sommes encore dans une période d’inflation très faible : 1,1% en 2019 – 1,8% en 2018 – 1,0% en 2017 – 0,2% en 2016 – 0% en 2015 – 0,5% en 2014. Mais cette situation ne faisait face à aucun des facteurs énoncés qui sont porteurs d’un redémarrage fort de l’inflation.
Ajouter des perspectives sombres et anticiper sur de mauvaises nouvelles dans une situation déjà difficilement supportable, n’est jamais chose aisée. Dormez tranquille, « on » veille…
Quelle que soient les précautions prises pour ménager les sensibilités des « marchés », quand les événements sont en marche, il faut parler non plus aux marchés, mais aux personnes et poser les faits tels qu’ils sont. Le pire n’est jamais sûr, mais…
Faut-il savoir annoncer la nouvelle avec précaution. Ray Ventura et ses collégiens nous y invitent avec cette chanson d’un autre temps, mais si drôle « Tout va très bien, Madame la Marquise »