Alors que les sujets de l’automatisation et de la robotique se développent en entrepôt, ceux-ci ne doivent pas passer sous silence la question de l’emploi et de la requalification des postes, rappelle Philippe-Pierre Dornier, professeur à l’Essec et président de Newton.Vaureal Consulting.
Automatisation, robotisation : si le second sujet est encore en cours de discussion sur ses modalités de déploiement, le premier n’est aujourd’hui plus débattu, ces technologies étant devenues des ressources comme d’autres, et une manière de mettre en œuvre les process opérationnels. Le transport s’y prépare à grande échelle, des déploiements en univers « clos » étant déjà réalisés. Volvo Truck a ainsi lancé une solution de camions autonomes sur des sites miniers en Norvège pour la société Brønnøy Kalk AS. Mais c’est l’entreposage qui bénéficie d’un développement à grande échelle avec de nombreux sites dont l’automatisation recouvre tout ou partie de la réception, de l’entrée en stock, de la préparation, du conditionnement et du chargement des camions, auxquels il faut ajouter les opérations de support que sont les contrôles qualité, les inventaires, la sécurisation des lieux. Enfin, se pose en toile de fond le contexte nouveau apparu depuis la grande rupture du confinement. Car si le monde ne va pas changer en un clin d’œil (quoique… le transport aérien de voyageurs), des ruptures fortes vont se concrétiser. Les mois à venir ne vont-ils pas être un accélérateur de l’automatisation/robotisation, actant ainsi d’une nouvelle relation au travail instaurée de manière massive, et quand cela est possible avec le télétravail ?
Le devenir des personnes remplacées par des robots
La conduite d’un projet d’automatisation des opérations logistiques n’est pas le sujet du débat. C’est certes une question clé pour éviter les déconvenues liées à des investissements élevés et à des risques opérationnels forts. Mais nous ne pouvons pas passer, collectivement, à côté d’un débat de fond, qui est celui de l’emploi. J’aime à répéter que le temps passé dans les entrepôts m’a rendu ami de l’automatisation et de la robotisation. La sophistication continue des modèles traditionnels de préparation de commandes, le pick-to-light ou le voice picking, m’ont toujours donné le sentiment d’une rétrogradation du préparateur de commandes vers un état de robot. Les organisations en good-to-man, dans lesquelles le préparateur est plus statique, les produits venant à lui, n’y changent pas grand-chose. Aller au bout de la démarche, et franchir la frontière, en remplaçant ces préparateurs.trices par des robots est finalement salutaire pour le genre humain. La question si souvent posée en termes généraux est de s’interroger sur le devenir des personnes remplacées par des robots.
Revenons aux réalités chiffrées. La logistique opérationnelle représente à peine plus de 7 % des effectifs salariés privés en France. Pour mettre les chiffres en perspective, l’automobile pèse pour 1 % et le bancaire pour un peu moins de 2 %. Les effectifs du transport et de l’entreposage, sur les données disponibles les plus récentes de 2018, sont de 1,399 million de salariés (à comparer au 19,7 millions de salariés dans le secteur privé) dont 419 000 personnes travaillant dans le transport routier et 120 000 dans l’entreposage. Au cours des 15 dernières années, les effectifs dans le transport routier ont augmenté de 17 % alors que ceux dans l’entreposage ont crû de 54 %, avec depuis 2014 une croissance annuelle moyenne de + 3,4 %. À ces chiffres il faut ajouter les intérimaires qui sont 97 000. De plus, cette population a deux caractéristiques sensibles. Elle est d’abord âgée, avec une moyenne de 43,4 ans, un peu au-dessus de l’ensemble des salariés du secteur privé (40,9 ans). Le pourcentage des salariés de plus de 50 ans est de 30 % alors que la moyenne du privé est de 25 %. En 2018, un tiers des effectifs avait moins de 40 ans, aujourd’hui, c’est un quart… Ensuite, c’est une population peu formée qui dispose d’un faible bagage et d’un savoir-faire technique limité. Enfin, les métiers de la logistique, il faut en convenir, ne sont pas très attractifs. L’embauche dans le secteur des transports est devenue un point très sensible. Le taux d’intérimaires très élevé dans les opérations logistiques s’explique en partie par le fait que dès qu’on trouve mieux, on s’en va. La reconversion de ces personnes plutôt âgées, faiblement qualifiées et souvent peu motivées, va poser un réel problème. Certains évoquent la reconversion de ces personnels soit dans la production des matériels d’automatisation et de robotisation, soit dans leur maintenance. Leur qualification sera un frein réel pour migrer vers des emplois nouveaux.
Accompagner la nouvelle carrière des opérateurs de la logistique
Le constat est posé : nous sommes face à une population professionnellement très fragile. Devons-nous alors user du bon vieil argument qui consiste à dire que nous ne maîtrisons pas le « système » et que nous ne pouvons que regretter de voir les choses se faire ainsi ? Où pouvons-nous agir ? Ce qui différencie fortement les sociétés civilisées des sociétés barbares, c’est que les premières ont décidé, quel qu’en soit le prix, d’aller dans le sens de la protection des plus faibles. Certes, faut-il encore convenir de la limite à partir de laquelle une personne est dans une situation de faiblesse. Il y a des choix contraints, par des lois, par des réglementations et les contrôles qui vont avec. Et il y a des choix voulus par chacun, qui tiennent au champ des valeurs qui nous sont propres et que nous souhaitons partager. Nous voici donc au cœur de la responsabilité sociétale qui n’est pas une question sous-traitée à des organisations spécialisées mais qui doit être aujourd’hui du ressort de chacun. Sur notre cas d’espèce, que faisons-nous pour préparer cette grande mutation et ne pas en laisser uniquement le soin à la collectivité, et a posteriori ?
Aujourd’hui une improbable opportunité se présente. Si le secteur des opérations logistiques a plutôt moins débrayé que d’autres secteurs pendant le confinement, ses salariés, comme tous, ont bénéficié d’un temps extraordinaire propre à se poser des questions de vie. Il ne faut pas s’illusionner. Une bonne partie des gens travaillant en entrepôt n’ont pas fait le choix de leur vie professionnelle. Nombreux sont les gens qui ont le bonheur d’avoir un travail qu’ils ont « plutôt » choisi. Mais nombreux sont aussi ceux qui le subissent. Attachons-nous aux personnes et non pas aux plans de reconversion. Dès aujourd’hui, ayons l’énergie et le courage d’engager les ressources nécessaires pour accompagner, maintenant, la seconde partie de la carrière professionnelle de nombreux opérateurs de la logistique. Ils ont des compétences que le champ clos dans lequel ils ont évolué n’a souvent pas permis de révéler. Aidons-les à construire les ponts qui vont les conduire vers des univers de travail nouveau. Cela réclame des moyens. Mais que sont-ils par rapport à la satisfaction d’accompagner des personnes vers une renaissance et les empêcher de subir des moments de ruptures professionnelles par trop violents ?