Re-engineering permanent garanti des supply chains au cours des prochains mois, et dans la durée… Une tribune signée par Philippe-Pierre Dornier, professeur à l’Essec et président de Newton.Vaureal Consulting.
L’esprit slave n’a jamais été avare de la vie d’autrui et de la sienne propre. Il est toujours fascinant de lire dans les romans de Tolstoï ou de Dostoïevski, la propension qu’ont les héros à jouer les équilibristes sur les toits dans des états d’ébriété avancée, ou de prendre impulsivement des partis au mépris de leur propre vie. Les symboles au sommet de l’histoire russe sont nombreux, entre le tsarévitch Alexis Petrovitch, fils aîné de Pierre le Grand, rebelle à son père, et mort malencontreusement lors des interrogatoires musclés menés par son père. Ou le tsarevitch Ivan, fils d’Ivan le Terrible, roué de coups par son père et mort des suites de ses blessures pour une sombre histoire d’habit de sa bru qui ne lui convenait pas…
L’esprit slave est ainsi fait. Un zeste de mépris pour sa vie et pour celle des autres qu’on met en jeu, au sens propre du terme. Le summum a été atteint avec la roulette russe. Qui d’autres que les Russes auraient pu inventer cette relation ludique à la vie, à la mort : un revolver, une balle dans une chambre, on fait tourner le barillet. Et si clic, au suivant, et si boum, le jeu s’arrête. On a quelques chances quand même de s’en sortir.
Une démonstration de la roulette américaine
Avec l’intronisation de leur nouveau président, les Américains nous entraînent vers un jeu plus excitant encore. Trump invite le monde à une démonstration de la roulette américaine : un revolver, des balles dans toutes les chambres du barillet, on fait tourner, on appuie et… dans tous les cas on perd. Ça va donc secouer et particulièrement dans les supply chains : adieu qualité de service et disponibilité des produits. Bonjour les surcoûts. Et à plus tard la réduction de l’empreinte carbone.
Les supply chains qui recherchent des optimums entre qualité de service (avant tout la disponibilité), les coûts opérationnels et l’empreinte carbone, sont sous contraintes des macro-contextes définis entre les États. Sous l’impulsion américaine, trois changements de décors vont se produire, rapidement, et auront des effets profonds sur les supply chains :
1- les droits de douane (les « tariffs ») entre pays qui par l’ampleur des annonces quand elles seront appliquées, auront pour conséquence de bouleverser les sourcings ;
2- la propension à multiplier les opérations financières qui vont conduire à fusionner d’une part ou à détourer d’autre part des supply chains ;
3- l’instabilité des réseaux supply chains dans le temps qui vont évoluer dans une incertitude permanente.
Ainsi, va s’enclencher une perte de compétitivité sur les prix des entreprises américaines, les ressorts de l’inflation vont de nouveau être tendus, les répercussions défavorables sur les classes moyennes et pauvres aux États-Unis vont se multiplier, et des coûts de transition opérationnels vont devoir être payés. Bienvenue dans la pratique du « re-engineering permanent » des supply chains. Opérer tous les jours les flux quotidiens, et rebâtir tous les jours les logiques de flux pour encaisser les a-coups des changements de bord des politiques commerciales entre pays.
Les droits de douane
Les tarifs douaniers établissent des équilibres qui conditionnent et reconditionnent, quand ils changent, les supply chains. Prenons récemment l’exemple des véhicules électriques. BYD, constructeur chinois de voitures électriques, a annoncé en septembre 2024 un investissement de près d’un milliard d’euros dans la construction d’une usine en Turquie, qui dispose d’une union douanière avec l’Europe. Effet visé, contourner les barrières tarifaires imposées par l’Europe, comme par les États-Unis, à la Chine dans l’importation des voitures électriques. Nous n’entrons pas dans une revue détaillée, mais la Trump saison 1 a montré comment l’application de tarifs douaniers forts avaient déséquilibré les supply shains. L’intermède Biden a garanti une certaine stabilité en ne remettant pas grand chose en cause. Trump saison 2 a annoncé un scénario qui repose sur les décisions phares suivantes :
– un tarif douanier universel de 10 % quelle que soit l’origine du produit et la nature du produit, à toutes les mesures d’exemption près et à toutes les mesures de renforcement près ;
– des mesures spécifiques à l’encontre du Canada et du Mexique avec des droits de douane de 25 % ;
– un tarif douanier, spécial Chine à hauteur de 60 %, en rappelant que près de 14 % des importations des Etats-Unis viennent de Chine…
– des secteurs ciblés de manière quasi certaine : médicaments, acier, aluminium, automobile, …
– et tout un arsenal de droits appliqués dans le cas de pratique considérées comme « unfair »…
Deux régimes vont s’instaurer :
• Un régime transitoire court terme qui a déjà débuté, ayant pour vocation d’anticiper les effets des tarifs douaniers par la constitution de stocks spéculatifs.
• Il n’augure pas du long terme si tant est que celui-ci soit prévisible.
Ce qu’on n’évalue pas encore, ce sont l’ampleur des mesures prises en rétorsion aux décisions prises par un pays, par les autres. Ainsi, les autorités chinoises ont demandé aux industriels de produits agroalimentaires laitiers en France, pour préparer des mesures de rétorsions aux droits d’importation sur les véhicules électriques chinois dans l’Union européenne, de rendre récemment des questionnaires extrêmement détaillés sur leurs activités en Chine, descendant y compris à la maille des process de production. Tout le secteur est aujourd’hui suspendu à la nature et à l’ampleur des décisions qui en découleront.
Les restructurations
Tout laisse à penser que l’économie américaine va reprendre une dynamique forte de restructuration, d’acquisition et de fusion. La conséquence sera soit la superposition de plusieurs supply chains qu’il faudra rationaliser, soit des activités opérationnelles qu’il faudra détourer du core business pour permettre de vendre uniquement certaines partie d’activité.
L’instabilité des réseaux supply chains
Dans la masse des incertitudes qui sont devant nous, une seule chose est sûre, c’est la mise en mouvement des plaques tectoniques économiques dès le début de la nouvelle mandature du Président des États-Unis. Il semble clair qu’une partie des mesures annoncées joueront un rôle de négociation sur d’autres sujets, et vont être suspendues comme un glaive au-dessus des discussions. Elles seront peut-être appliquées, puis levées, puis appliquées de nouveau, avec une capacité des États-Unis constatée historiquement à faire « tourner » les mesures sur des secteurs différents pour mieux désorganiser les économies ciblées.
Tribune publiée dans Voxlog, à retrouver ici : https://www.voxlog.fr/actualite/9366/de-la-roulette-russe-a-la-roulette-americaine-supply-chain-ca-va-secouer